Курс французского языка в четырех томах

Вид материалаДокументы

Содержание


Plus jamais
Bonjour, l'été
Bonjour tristesse
Pour préparer un œuf dur
Le voyage de mercier et camier
Les rendez-vous romains
Подобный материал:
1   ...   24   25   26   27   28   29   30   31   32
PLUS JAMAIS

Louise de Vilmorin (1902-1969), avant d'être, dans les dernières années de sa vie,
l'amie d'André Malraux, fut un délicat poète («L'Alphabet des aveux») et une
romancière contant avec gtâce des intrigues sentimentales ('--Sainte une fois
Madame de...»). Elle évoque ici avec mélancolie le renoncement à l'amour.


Plus jamais de chambre pour nous,
Ni de baisers à perdre haleine
Et plus jamais de rendez-vous
Ni de saison, d'une heure à peine,
Où reposer à tes genoux.

Pourquoi le temps des souvenirs
Doit-il me causer tant de peine
Et pourquoi le temps du plaisir
M'apporte-t-il si lourdes chaînes
Que je ne puis les soutenir?

Rivage, oh! rivage où j'aimais
Aborder le bleu de ton ombre
Rives de novembre et de mai
Où l'amour faisait sa pénombre
Je ne vous verrai plus jamais.

Plus jamais, c'est dit. C'est fini.
Plus de pas unis, plus de nombre,
Plus de toit secret, plus de nid,
Plus de lèvre où fleurit et sombre
L'instant que l'amour a béni.

Quelle est cette nuit dans le jour?
Quel est dans le bruit ce silence?
Mon jour est parti pour toujours,
Ma voix ne charme que l'absence,
Tu ne me diras pas bonjour (...)

Mon temps ne fut qu'une saison.
Adieu saison vite passée.
Ma langueur et ma déraison
Entre mes mains sont bien placées
Comme l'amour en sa maison.

Adieu plaisirs de ces matins
Où l'heure aux heures enlacée
Veillait un feu jamais éteint.
Adieu. Je ne suis pas lassée
De ce que je n 'ai pas atteint.

Louise de Vilmorin,
L'Alphabet des aveux.,

467

BONJOUR, L'ÉTÉ

Françoise Sagan a été l'enfant prodige du post-existentialisme. L'enfant
prodigue aussi. Car, si ses romans baignent dans un climat d'«ennui»,
directement hérité de «La Nausée» et de «L'Étranger», elle y a rompu avec la
morale militante et engagée de ses prédécesseurs. Elle a prôné la facilité, le
plaisir, le désengagement en somme et cela au moment où commençait à se
desserrer, en France et en Europe, l'étau de fer qui, depuis la guerre, étouffait
peuples et gens. C'est peut-être cette conjonction qui explique le foudroyant
succès remporté d'emblée par son premier ouvrage, un bref récit de 170 pages.
L'auteur n'avait que dix-neuf ans et racontait une mince histoire de vacances
que certains Jugèrent scandaleuse. Mais c'est le succès remporté par l'œuvre
qui scandalisa le plus.


Mon père avait loué, sur la Méditerranée, une grande villa blanche,
isolée, ravissante, dont nous rêvions depuis les premières chaleurs de juin.
Elle était bâtie sur un promontoire, dominant la mer, cachée de la route par
un bois de pins; un chemin de chèvres descendait à une petite crique dorée,
bordée de rochers roux où se balançait la mer.

Les premiers jours furent éblouissants. Nous passions des heures sur la
plage, écrasés de chaleur, prenant peu à peu une couleur saine et dorée, à
l'exception d'Eisa qui rougissait et pelait dans d'affreuses souffrances. Mon
père exécutait des mouvements de jambes compliqués pour faire
disparaître un début d'estomac incompatible avec ses dispositions de don
Juan. Dès l'aube, j'étais dans l'eau, une eau fraîche et transparente où je
m'enfouissais, où je m'épuisais en des mouvements désordonnés pour me
laver de toutes les ombres, de toutes les poussières de Paris. Je
m'allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, la laissais
s'enfuir de mes doigts en un jet jaunâtre et doux; je me disais qu'il
s'enfuyait comme le temps, que c'était une idée facile et qu'il était agréable
d'avoir des idées faciles. C'était l'été.

Le sixième jour, je vis Cyril pour la première fois. Il longeait la côte sur
un petit bateau à voile et chavira devant notre crique. Je l'aidai à récupérer
ses affaires et, au milieu de nos rires, j'appris qu'il s'appelait Cyril, qu'il
était étudiant en droit et passait ses vacances avec sa mère, dans une villa
voisine. Il avait un visage de Latin, très brun, très ouvert, avec quelque
chose d'équilibré, de protecteur, qui me plut. Pourtant je fuyais ces
étudiants de l'Université, brutaux, préoccupés d'eux-mêmes, de leur

468

jeunesse surtout, y trouvant le sujet d'un drame ou un prétexte à leur ennui.
Je n'aimais pas la jeunesse. Je leur préférais de beaucoup les amis de mon
père, des hommes de quarante ans qui me parlaient avec courtoisie et
attendrissement, me témoignaient une douceur de père et d'amant. Mais
Cyril me plut. Il était grand et parfois beau, d'une beauté qui donnait
confiance. Sans partager avec mon père cette aversion pour la laideur qui
nous faisait souvent fréquenter des gens stupides, j'éprouvais en face des
gens dénués de tout charme physique une sorte de gêne, d'absence; leur
résignation à ne pas plaire me semblait une infirmité indécente. Car, que
cherchions-nous, sinon plaire? Je ne sais pas encore aujourd'hui si ce goût
de conquête cache une surabondance de vitalité, un goût d'emprise ou le
besoin furtif, inavoué, d'être rassuré sur soi-même, soutenu.

Quand Cyril me quitta, il m'offrit de m'apprendre la navigation à voile.
Je rentrai dîner, très absorbée par sa pensée et ne participai pas, ou peu,
à la conversation; c'est à peine si je remarquai la nervosité de mon père.
Après dîner, nous nous allongeâmes dans des fauteuils, sur la terrasse,
comme tous les soirs. Le ciel était éclaboussé d'étoiles. Je les regardai,
espérant vaguement qu'elles seraient en avance et commenceraient
à sillonner le ciel de leur chute. Mais nous n'étions qu'au début de juillet,
elles ne bougeaient pas. Dans les graviers de la terrasse, les cigales
chantaient. Elles devaient être des milliers, ivres de chaleur et de lune,
à lancer ainsi ce drôle de cri des nuits entières. On m'avait expliqué qu'elles
ne faisaient que frotter l'un contre l'autre leurs élytres, mais je préférais
croire à ce chant de gorge guttural, instinctif comme celui des chats en leur
saison. Nous étions bien, des petits grains de sable entre ma peau et mon
chemisier me défendaient seuls des tendres assauts du sommeil. C'est alors
que mon père toussota et se redressa sur sa chaise longue:

«J'ai une arrivée à vous annoncer», dit-il. Je fermai les yeux avec
désespoir. Nous étions trop tranquilles, cela ne pouvait durer!

Françoise Sagan, Bonjour tristesse

\

469

к

BONJOUR TRISTESSE

Le titre de son premier roman, c'est à un poème de
Paul Éluard que Françoise Sagan l'a emprunté. (Elle
en empruntera d'autres: «Dans un mois, dans un an»
à Racine, «Les Merveilleux nuage
» à Baudelaire).
«Bonjour tristesse» est tiré de «La Vie immédiate»
(1932), recueil écrit deux années après la séparation
d'avec Gala, la première inspiratrice de l'auteur. D'où
peut-être son titre et la mélancolie qui s'en dégage.


Adieu tristesse

Bonjour tristesse

Tu es inscrite dans les lignes du plafond

Tu es inscrite dans les yeux que j'aime

Tu n 'es pas tout à fait la misère

Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent

Par un sourire

Bonjour tristesse

Amour des corps aimables

Puissance de l'amour

Dont l'amabilité surgît

Comme un monstre sans corps

Tête désappointée

Tristesse beau visage

Paul Éluard, La Vie immédiate.

)

POUR PRÉPARER UN ŒUF DUR

Eugène Ionesco, après avoir suscité les sarcasmes de la critique parisienne,
est devenu un des auteurs les plus joués et les plus représentatifs de son temps.
Aujourd'hui où il est membre de l'Académie française, on a peine à croire qu'il
a été le champion attitré de l'«anti-théâtre». Pourtant, son œuvre est là, pour
témoigner qu'il a été et qu'il reste un écrivain contestataire. Dans le morceau
qu'on va lire et dont il existe une version pour la scène, il s'amuse à plagier une
recette de cuisine et à montrer que la littérature peut fort bien se nourrir d'anti-
littérature.


Demandez un œuf dur à votre crémier. Dites-lui de le mirer pour en
contrôler la fraîcheur. Le plus souvent ce sera un œuf de poule. On peut
employer aussi l'œuf de cane, qui est plus gros, d'habitude d'une couleur
légèrement verdâtre et qui se trouve moins facilement. Vous rentrez chez
vous en essayant de conserver l'œuf intact. Il est préférable de préparer
l'œuf dur dans la cuisine, sur une cuisinière. Attention! on ne met pas l'œuf
directement sur la cuisinière, mais dans une casserole. Vous mettez de l'eau
au préalable dans la casserole en quantité suffisante pour recouvrir l'œuf.
Par exemple, pour une casserole cylindrique, d'un diamètre de 20 centi-
mètres, d'une hauteur de 15 centimètres, il ne faut qu'un demi-litre d'eau.
Vous pouvez également obtenir l'eau en tournant le robinet placé, dans la
majorité des cas, au-dessus de l'évier; c'est la casserole, contenant l'eau
dans laquelle est plongé l'œuf, que vous posez sur le feu. Si l'eau est froide
vous pouvez la faire chauffer après avoir allumé le feu sur la cuisinière. On
allume à l'aide d'une allumette tirée d'une petite boîte, que vous frottez sur
un des deux côtés, enduits de phosphore rouge. Puis vous tenez l'allumette
au-dessus des orifices du brûleur, après avoir tourné les boutons permettant
au gaz de passer par les tuyaux et d'arriver aux orifices par lesquels il jaillit
sous l'aspect de petites flammes. On peut aussi, à la place de l'allumette,
utiliser soit un briquet, soit un allumoir avec pierre au ferrocérium ou
électrique à frottoir. Vous attendez que l'eau soit en ébullition. Ensuite,
vous y plongez l'œuf.

Vous pouvez le retirer au bout de dix minutes avec une cuiller afin
d'éviter de vous brûler les doigts. Passez l'œuf sous l'eau froide pour la
même raison. Vous enlevez la coquille: pour ce faire, vous percutez très
légèrement celle-ci à l'aide d'un couteau ou d'une cuiller à café propre. Une

471

fois la petite cassure obtenue, vous déposez l'objet contondant et vous
détachez la coquille en vous aidant délicatement, simplement de vos doigts.
Vous jetez les débris de la coquille, qui n'est pas comestible, dans une boîte
à ordures ou dans l'évier-vidoir, puis vous mettez l'œuf sur une assiette de
préférence plate. Vous pouvez le couper en deux tranches dans le sens de
la longueur en utilisant un couteau. Vous y mettez du sel et, si vous voulez,
du beurre chaud ou de l'huile. On peut aussi le découper dans le sens de la
largeur en tranches plus minces et le mettre dans la salade. On peut aussi
manger l'œuf sans le couper en tranches. Dans ce cas, on le porte avec la
main à la bouche sans l'intermédiaire de la fourchette et on le croque
comme une pomme après y avoir enfoncé les incisives et les canines pour
en détacher ce qu'on appelle une bouchée (de bouche), puis une deuxième,
une troisième. Normalement, trois à six bouchées suffisent pour le
consommer entièrement.

On peut éventuellement manger l'œuf sans sel, sans beurre et sans huile.

Si on veut avoir deux ou trois œufs, on double ou on triple tout
naturellement la dose. Cela n'influe pas sur le temps de la cuisson à
condition de les mettre ensemble. Si vous faites bouillir un liquide ou si
vous faites cuire un produit alimentaire (pot-au-feu, purée de pois, etc.),
vous pouvez constater que le temps de cuisson varie selon la quantité ou
l'épaisseur des aliments soumis à l'action du feu. Les œufs, à condition
qu'on les fasse cuire dans leur coquille, font exception à la règle. Si on les
met ensemble, leur nombre n'influe pas sur la durée de la cuisson. Cette
particularité n'est pas à dédaigner.

Si, malgré toutes les précautions prises, l'œuf est pourri, jetez-le. L'œuf
pourri se reconnaît à son odeur nauséabonde, due à la décomposition
chimique qui provoque le dégagement d'acide sulfhydrique H2S. Vous
pouvez porter plainte dans ce cas, soit directement à votre commerçant,
soit aux Instituts d'hygiène et de contrôle alimentaire dont vous avez les
adresses dans les annuaires que vous trouvez chez toutes les personnes
abonnées au téléphone, ou dans les cafés et les bureaux de poste.

L'œuf dur se distingue de l'œuf cru ou mollet ou «a la coque» par sa
consistance due à la déshydratation résultant de la cuisson. Dans l'œuf dit
«a la coque» le jaune reste liquide; dans l'œuf dur, le jaune et le blanc sont
pris.

Au cours de la cuisson, des accidents légers peuvent se produire. Ainsi
la coquille peut se fendre et une partie du contenu se répandre dans l'eau;
beaucoup plus rarement que le contenu dans sa totalité. Ne vous inquiétez
pas, celui-ci continue de cuire hors de la coquille. Vous pouvez prendre

472

avec un cuiller à la fin de la cuisson ces morceaux solidifiés. Vous pouvez
aussi mettre un autre œuf dans la casserole, c'est-à-dire recommencer
l'opération.

Certains auteurs préfèrent et recommandent que l'on immerge l'œuf
dans l'eau froide; dans ce cas, la coquille risque moins de se briser, car elle
s'échauffe et se dilate graduellement. Une dilatation brusque est difficile
à prévoir, car son processus n'est pas perceptible à l'œil nu.

Si vous mettez l'œuf dans l'eau froide pour le faire cuire en même temps
que l'eau bout, la durée totale de la préparation nécessaire au durcissement
est moins longue. Se renseigner sur la durée exacte.

La cuisinière à gaz n'est pas absolument indispensable pour la
préparation de l'œuf dit dur. On peut employer le feu de cheminée, le gril,
le réchaud à bois, électrique ou à alcool, etc., et même le sable chaud
(différence de durée de cuisson dont on doit tenir compte).

L'œuf est un aliment nourrissant et sain. Pourtant, il est interdit ou peu
recommandé dans certains cas. Se conformer à l'avis du médecin traitant.

Eugène Ionesco Théâtre tome IV

LE VOYAGE DE MERCIER ET CAMIER

De l'Irlandais Samuel Beckett, Maurice Nadeau disait, il y a vingt ans, qu'il
était «l'un des écrivains français qui comptent le plus, pour beaucoup le plus
grand
». L'auteur de «Murphy» (1947), de «Molloy» (1951), d'«En attendant
Godnt» (1953), de «L'Innommable» (1953) a traduit, avec une insistance
implacable, le vide, le rien de la vie, thème qu'avaient déjà illustré les
existentialistes, mais d'une façon qui respectait encore les lois du roman ou du
théâtre. Avec Beckett, au contraire, on assiste au triomphe de l'anti-littérature
pure, car le sentiment de négation qui l'anime ne s'applique pas seulement
à tourner en dérision l'espoir humain: il touche, il condamne, il frappe à mort
la forme littéraire elle-même.


Le voyage de Mercier et Camier, je peux le raconter si je veux, car
j'étais avec eux tout le temps.

Ce fut un voyage matériellement assez facile, sans mers ni frontières
à franchir, à travers des régions peu accidentées, quoique désertiques par
endroits. Ils restèrent chez eux, Mercier et Camier, ils eurent cette chance
inestimable. Ils n'eurent pas à affronter, avec plus ou moins de bonheur,

473

des mœurs étrangères, une langue, un code, un climat et une cuisine
bizarres, dans un décor n'ayant que peu de rapport, au point de vue de la
ressemblance, avec celui auquel l'âge tendre d'abord, ensuite l'âge mûr, les
avaient endurcis. Le temps, quoique souvent inclément (mais ils en avaient
l'habitude), ne sortit jamais des limites du tempéré, c'est-à-dire de ce que
peut supporter, sans danger sinon sans désagrément, un homme de chez
eux convenablement vêtu et chaussé. Quant à l'argent, s'ils n'en avaient pas
assez pour voyager en première classe et pour descendre dans les palaces,
ils en avaient assez pour aller et venir, sans tendre la main. On peut donc
affirmer qu'à ce point de vue les conditions, leur étaient favorables,
modérément. Ils eurent à lutter, mais moins que beaucoup de gens, moins
peut-être que la plupart des gens qui s'en vont, poussés par un besoin tantôt
clair, tantôt obscur.

Ils s'étaient longuement consultés avant d'entreprendre ce voyage,
pesant avec tout le calme dont ils étaient capables les avantages et
désavantages qui pouvaient en résulter, pour eux. Le noir, le rosé, ils les
soutenaient à tour de rôle. La seule certitude qu'ils tiraient de ces débats
était celle de ne pas se lancer à la légère dans l'aventure.

Camier arriva le premier au rendez-vous. C'est-à-dire qu'à son arrivée
Mercier n'y était pas. En réalité, Mercier l'avait devancé de dix bonnes
minutes. Ce fut donc Mercier, et non Camier, qui arriva le premier au
rendez-vous. Ayant patienté pendant cinq minutes, en scrutant les diverses
voies d'accès que pouvait emprunter son ami, Mercier partit faire un tour
qui devait durer un quart d'heure. Camier à son tour, ne voyant pas Mercier
venir, partit au bout de cinq minutes faire un petit tour. Revenu au rendez-
vous un quart d'heure plus tard, ce fut en vain qu'il chercha Mercier des
yeux. Et cela se comprend. Car Mercier, ayant patienté encore cinq
minutes à l'endroit convenu, était reparti se dérouiller les jambes, pour
employer une expression qui lui était chère. Camier donc, après cinq
minutes d'une attente hébétée, s'en alla de nouveau, en se disant: peut-être
tomberai-je sur lui dans les rues avoisinantes. C'est à cet instant que
Mercier, de retour de sa petite promenade, qui cette fois-ci ne s'était pas
prolongée au-delà de dix minutes, vit s'éloigner une silhouette qui dans les
brumes du matin ressemblait vaguement à celle de Camier, et qui l'était en
effet. Malheureusement elle disparut, comme engloutie par le pavé, et
Mercier reprit sa station. Mais après les cinq minutes en voie apparemment
de devenir réglementaires il l'abandonna, ayant besoin de mouvement. Leur
joie fut donc pendant un instant extrême, celle de Mercier et celle de Ca-
mier, lorsque après cinq et dix minutes respectivement d'inquiète

474

rnusardise, débouchant simultanément sur la place, ils se trouvèrent face
à face, pour la première fois depuis la veille au soir. Il était neuf heures
cinquante.

Soit:

Arr. Dép. ait. Dép. Arr. Dép. Arr.

Mercier 9.05 9.10 9.25 9.30 9.40 9.45 9.50

Camier 9.15 9.20 9.35 9.40 9.50.

Samuel Bcckctt, Mercier et Camier

CONVERSATION

Avant d'être l'auteur de pièces brèves, de « comédies-éclairs », faisant
ressortir la dérision de la vie et utilisant les jeux du langage (« Théâtre de
Chambre », 1955), Jean Tardieu a été un poète original qui s'est plu à parodier
les platitudes de la conversation et du même coup à ridiculiser les lieux
communs.


(Sur le pas de la porte, avec bonhomie.)

Comment ça va sur la terre?

— Ça va ça va, ça va bien.

Les petits chiens sont-ils prospères?
  • Mon Dieu oui merci bien.
    Et les nuages?
  • Ça flotte.
    Et les volcans?
  • Ça mijote.
    Et les fleuves?
  • Ça s'écoule.
    Et le temps?
  • Ça se déroule.
    Et votre âme?
  • Elle est malade

le printemps était trop vert
elle a mangé trop de salade.
*

Jean Tardieu, Le Fleuve caché.

475

LES RENDEZ-VOUS ROMAINS

De tous les écrivains qu'on rattache à l'école du «Nouveau Roman», Michel
Butor est sans cloute le plus complet. Car, s'il s'est illustré d'abord comme
romancier («Passage de Milan», «L'Emploi du temps», «La Modification»), il
s'est peu à peu orienté vers d'autres aspects de la création littéraire pour produire
une œuvre multiforme, comportant des essais («Répertoire»), des relations de
voyage («Le Génie du lieu», «Mobile», «Réseau aérien»), des études où l'esprit
critique et l'imagination s'associent heureusement («6180 000 litres d'eau par
seconde», «La Rosé des vents», «Intervalle»). De tous ses écrits, «La
Modification», prix Renaudot 1957, est le plus populaire, du moins celui qui a
réuni le plus de lecteurs. C'est une sorte de roman, racontant l'histoire d'un
homme de quarante-cinq ans, marié et père de quatre enfants, que son métier
conduit à faire de fréquents voyages à Rome: il y a connu une jeune veuve,
Cécile, et il conçoit le projet de quitter son foyer pour vivre avec elle.


Au voyage suivant, vous l'aviez prévenue de votre arrivée par la
première lettre que vous lui eussiez écrite, bien différente de celles
d'aujourd'hui, le style étant passé de «Chère Madame», à «Chère Cécile»,
puis aux petits surnoms d'amants, le vous ayant fait place au tu, les
formules de politesse aux envois de baisers.

Vous avez trouvé sa réponse en arrivant à l'Albergo Quirinale comme
vous le lui aviez demandé, vous priant de venir l'attendre à la sortie du
Palais Farnèse, pour qu'elle pût vous mener, si cela vous amusait, dans un
petit restaurant qu'elle connaissait au Trastevere.

Le pli était pris; chaque fois vous l'aviez revue; bientôt ce fut l'automne,
puis l'hiver; vous aviez parlé de musique, elle vous a procuré des places de
concert; elle s'est mise à étudier pour vous les programmes des cinémas,
à organiser vos loisirs à Rome.

Sans qu'elle s'en rendît compte alors, sans l'avoir cherché (vous l'avez
appris tous les deux ensemble en étudiant votre Rome l'un pour l'autre),
elle avait mis votre première promenade commune sous le signe de
Borromini; depuis, vous avez eu bien d'autres guides et patrons; ainsi,
comme vous aviez longuement feuilleté un jour dans une petite ibrairie
d'occasions précieuses, près du palais Borghese, — celle-là même où
Cécile vous a acheté peu de temps après pour votre fête la Construction et
la Prison qui ornent votre salon, quinze place du Panthéon — un volume
de Piranèse consacré aux ruines, les mêmes sujets à peu près que ceux les
toiles imaginaires rassemblées dans le tableau de Pannini, dans l'hiver vous

476

êtes allés considérer, interroger l'un après l'autre tous ces amas de briques
et de pierres.

Un soir enfin — vous étiez allés sur la via Appia, vous y aviez eu fort
froid à cause du vent, vous y aviez été surpris par le coucher du soleil près du
tombeau de Cecilia Metella; on apercevait la ville et ses remparts dans une
brume pourpré poussiéreuse —, elle vous a proposé ce que vous attendiez
depuis plusieurs mois, de venir prendre le thé dans sa maison, et vous avez
franchi le seuil du cinquante-six Via Monte délia Farina, vous avez monté
ces quatre hauts étages, vous avez pénétré dans l'appartement de la famille da
Ponte avec ses buffets noirs, ses fauteuils recouverts de housses en macramé,
ses calendriers publicitaires dont un de la maison Scabelli et ses images
pieuses, vous êtes entré dans sa chambre si fraîchement, si différemment
arrangée avec sa bibliothèque de livres français et italiens, ses photographies
de Paris, son couvre-lit à rayures de couleurs.

Il y avait une grosse réserve de bois fendu à côté de la cheminée et vous
lui avez dit que vous vous chargiez d'allumer le feu, mais c'est une chose
dont vous aviez perdu l'habitude depuis la fin de la guerre; il vous a fallu
longtemps.

Il faisait chaud maintenant; enfoncé dans un des fauteuils, vous avez
commencé à boire son thé qui vous réconfortait merveilleusement; vous vous
sentiez tout envahi d'une délicieuse fatigue; vous regardiez les flammes
claires et leurs reflets sur les pots de verre et de faïence, dans les yeux tout
proches des vôtres de Cécile qui avait enlevé ses souliers et s'était allongée
sur le divan, beurrant, appuyée sur un coude, une tranche de pain grillé.

Vous entendiez le bruit du couteau sur la mie durcie, le ronflement dans
le foyer; il y avait cette fine odeur de deux fumées à la fois; de nouveau vous
aviez toute votre timidité déjeune homme; le baiser vous apparaissait comme
une fatalité à laquelle il vous était impossible de vous soustraire, vous vous
êtes levé brusquement et elle vous a demandé: «Qu'est-ce qu'il y a?»

La regardant sans lui répondre, sans plus pouvoir détacher vos yeux des
siens, vous vous êtes approché d'elle doucement avec l'impression de tirer
un immense poids derrière vous; assis près d'elle sur le divan, votre bouche
a eu encore quelques terribles centimètres à franchir, votre cœur était serré
comme un linge humide qu'on essore.

Elle a lâché le couteau qu'elle tenait d'une main, le pain qu'elle tenait de
l'autre, et vous avez fait ce que font ensemble les amoureux.

Michel Butor, La Modification.