Курс французского языка в четырех томах

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Un cinéaste français; rené clair
La Beauté du Diable
Le Silence est d'or
Paris qui dort...
«fluctuat nec meroitur»
Essais de Montaigne que le livre des Pensées
André gide.
La femme rompue
La femme rompue
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UN CINÉASTE FRANÇAIS; RENÉ CLAIR

(né en 1898) ...

... On peut même dire: très ou trop français...

Lorsqu'on pense à lui, un adjectif surgit: impeccable. Impeccables les
pointes dures du faux col, la raie qui sépare ses cheveux châtains
soigneusement lissés, sa courtoisie, l'ordre qui règne sur son bureau, la
forme des vingt-trois films qui constituent son œuvre. Il écrit le cinéma

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comme La Fontaine écrit le français, en phrases impitoyables, claires,
drôles et... impeccables.

Il fait aussi penser à ces plaques de verre dont on recouvre les bureaux.
On pose la main et on sursaute: c'est glacé. On renverse de l'encre: elle
glisse. On laisse tomber son stylo: il s'épointe1 On veut soulever ce verre
transparent: il est trop lourd.

René Clair est inhumain et gai comme un poisson rouge qui vous ferait
de temps en temps un clin d'œil du fond de son aquarium pour vous dire:

«Et si j'étais un léopard qui s'est fait la tête d'un poisson rouge pour
vous mystifier?»

Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, procède d'une intelligence féroce
toujours en alerte, d'une habileté où il a atteint l'art suprême: celui de la
camoufler.

Il est l'unique «cinécrivain» français qui ait fait œuvre humoristique.
Ses personnages se débattent dans des situations tragi-comiques où
interviennent toujours leur esprit, parfois leur cœur, jamais le reste.

René Clair est le seul auteur qui, s'inspirant de la vieille légende de
Faust pour réaliser La Beauté du Diable, a pratiquement supprimé
Marguerite.

«Voyons, disait-il un jour à Clouzot2 pendant qu'il préparait le film,
Faust est un homme intelligent, mûr... C'est un savant, un cerveau remarqu-
able... Et vous vous figurez qu'il vendrait son âme au diable pour l'amour
d'une femme?» Allez, allez, Marguerite, rejoindre, dans l'ombre discrète où
toujours il les confina, les héroïnes gracieuses et vides de René Clair,
l'homme qui domine toutes les contingences" y compris celle autour de
laquelle on fait curieusement tant de bruit s les femmes (...).

Jeune premier exécrable, moustachu et affamé, roulant ses «grandes
mirettes4» pour trois mille francs par mois, au coin de.s écrans muets de
1922, en ces temps héroïques qu'il a retracés dans Le Silence est d'or, il
devient un jour assistant de Jacques de Baroncelli5.

«Tiens, tiens, se dit-il, de ce côté-ci de la caméra6 c'est beaucoup plus
amusant.»

D'amusé il devient possédé, et, pour tourner son premier petit film, il
choisit la vedette qu'il connaissait le mieux, celle dont il a si tendrement et
si souvent éclairé le visage: Paris.

«Tu es né à Belleville? Banlieusard!., dit-il à Maurice Chevalier, parce
que lui, il est né aux Halles.»

Paris qui dort... quelques centaines de mètres de pellicule tournés au
temps merveilleux où le cinéma, métier d'artisan illuminé, se nourrissait de

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foi plus que de millions Lorsqu'il commença son deuxième film, Entracte,
il était inconnu Ses amis, tout aussi inconnus, s'appelaient Henri Jeanson,
Marcel Achard Le' lendemain du soir où Entracte fut projeté, Pans
connaissait René Clair

Le film lui avait été commandé par un mécène suédois, Rolf de Mare,
qui engloutissait royalement des millions au théâtre des Champs-Elysées
pour y monter des ballets Le peintre Francis Picabia et le compositeur Erik
Satie eurent l'idée révolutionnaire de faire projeter, pendant l'entracte de
leur ballet Relâche, un petit film René Clair en fut chargé

Lorsqu'on vit, en 1924, sur un écran, un corbillard7 chargé de couronnes
de pain traîné par un chameau, Achard8, Jeanson9 et Pierre Seize9 tenant les
cordons du poêle10, le chameau se mettant soudain à galoper, suivi au pas
de course par le cortège funèbre, il y eut un moment de stupeur indignée
On cria au scandale C'est souvent ainsi que l'on crie au génie Ce vieux
monsieur en chapeau melon et col dur qui traverse depuis tous ses films et
qui fut toujours interprété par son vieil ami Paul Oilivier, c'est le souvenir
d'Erik Satie, dont l'esprit était fait pour l'enchanter Satie déclarait, par
exemple «Rien ne sert de refuser la Légion d'honneur (il faisait allusion
à Maurice Ravel) Encore faut-il ne pas l'avoir méritée » ( )

Les Clair, toujours accompagnés d'un caniche adoré, «Bijou», et
rarement de leur grand fils Jean-François, photographe, font aujourd'hui
partie des cinq cents personnes qui se rencontrent à New York, se donnent
rendez-vous le lendemain à Pans, téléphonent à Hollywood, sont à Rome
quand on les cherche à Londres ( )

A Pans, ils habitent un grand appartement impeccable Lui
y rapporte parfois l'objet étonnant qu'il a trouvé au marché aux puces" où
il se rend tous les samedis avec son ami le compositeur Georges Van Parys
( )

Ce n'est ni un improvisateur ni un hésitant Au début du parlant12, le
micro était une sorte d'animal sacré avec lequel l'ingénieur du son
terrorisait les techniciens Résolu à se défaire de cette tyrannie, René Clair
plaça un jour le micro là où il lui semblait bon, sans prévenir l'ingénieur
On tourna

«Le son est bon7 demanda-t-il
  • Excellent
  • Bien Alors, à partir de maintenant, vous ne m'ennuierez plus»

Le montage des bandes sonores devenait affaire de spécialistes René
Clair fit tourner un petit film à son assistant Georges Lacombe et s'attela
lui-même à en exécuter le montage Pour comprendre, pour éliminer là

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aussi la tyrannie du spécialiste

C'est un homme dont on ne se moque pas, dont on ne sourit pas
L'ironie, c'est lui qui l'exerce aux dépens des autres, et on l'imagine mal
tolérant la moindre plaisanterie à son sujet

On le sent toujours conscient de lui-même, de son propre corps maigre
comme de son rôle dans la société, prompt à se blesser Qui sait ou les
complexes d'infériorité vont parfois se cacher9

Avec ou sans collaborateui — il fait toujours le contraire de ce que ses
collaboiateuis lui pioposent — il a écrit le scénano de tous ses films II
affirme que la mise en scène proprement dite s'apprend aisément et que sui
deux cents personnes choisies au hasard dans la rue, il se tait fort de
trouvei' et de former deux metteurs en scène Mais, selon lui, on ne forme
pas un scénariste, on n'enseigne pas à avoir des idées On peut seulement
apprendre ce qu'il ne faut pas fane et loisqu'on écrit par exemple «Elle
attendait tous les sons sous le réverbère », c'est une vue de l'esprit14 mais
pas une prise de vue

Inutile de lui envoyer des scénarios, il ne les lit pas, à moins qu'ils ne
soient rédigés sur une page

II ne dit jamais de mal de ses confrères, au contraire, et se plaît à penser
qu'ils font preuve de la même tenue En quoi il a raison d'ailleurs il existe
entre les grands du cinéma français un climat de cordiale admiration
réciproque volontiers exprimée Au fond de soi, chacun pense natuielle-
ment qu'il est le meilleur

Mais quand René Clan parle de ses tilms, il dit «Cette scène-la' Oui
C'était gentil »

Intelligent, trop intelligent pour tomber dans le piège de la vanité
Tellement intelligent'1'

FRANÇOISE GIROUD vous presente le Tout Pâtit, (1952)

Примечания

1 Кончик пера сломался 2 Французский кинематографист 3 Над всеми случай-
ностями 4 Ьольшие глаза гляделки (жаргонное выражение] 5 Французский ки-
нематографист 6 Со стороны оператора а не актера 7 Катафалк 8 Комедиограф
9 Журналист 10 Гробового покрова 11 Блошиный рынок на котором торгуют
подержанными вещами, барахолка 12 Те звуковое кино 13 Способен наши
14 Умозрительная идея не соотносящаяся с реальностью

Вопросы

* Superiorite et insuffisances de ce génie de talent Pouvez vous oppose) a un René
Clan tel cinéaste de votre сhois?


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«FLUCTUAT NEC MEROITUR»

esprit d'une curiosité universelle, traducteur de Shakespeare, de Goethe, de
Joseph Conrad, de Rabindranath Tagore, auteur d'une •pénétrante étude sur
Dostoiewski, ANDRÉ GIDE ne peut être taxé de nationalisme étroit ou aveugle.
On n'en est que plus à l'aise pour lui confier le soin d'apporter, par un éloge
équitable de la culture française,
la note finale à cet ouvrage.


La grandeur, la valeur, le bienfait de notre culture française, c'est qu'elle
n'est pas, si je puis dire, d'intérêt local. Les méthodes de pensée, les vérités
qu'elle nous enseigne, ne sont pas particulièrement lorraines1 et ne risquent
point, par conséquent, de se retourner contre nous lorsqu'adoptées2 par un
peuple voisin. Elles sont générales, humaines, susceptibles de toucher les
peuples les plus divers; et comme, en elles, tout humain peut apprendre
à se connaître, peut se reconnaître et communier, elles travaillent non à la
division et à l'opposition, mais à la conciliation et. à l'entente.

Je me hâte d'ajouter ceci, qui me paraît d'une primordiale importance: la
littérature française, prise dans son ensemble, n'abonde point dans un seul
sens... (je songe au mot exquis de Mme de Sévigné, qui disait d'elle-même:
«Je suis loin d'abonder dans mon sens», indiquant ainsi qu'elle gardait sur
elle-même et sur les entraînements de sa sensibilité un jugement critique
sans complaisance). La pensée française, en tout temps de son développe-
ment, de son histoire, présente à notre attention un dialogue*; un dialogue
pathétique et sans cesse repris, un dialogue digne entre tous d'occuper (car
en l'écoutant, l'on y participe) et notre esprit et notre cœur — et j'estime
que le jeune esprit soucieux de notre culture et désireux de se laisser
instruire par elle, j'estime que cet esprit serait faussé, s'il n'écoutait, ou
qu'on ne lui laissât entendre, que l'une des deux voix du dialogue: un
dialogue non point entre une droite et une gauche politiques, mais bien
plus profond et vital, entre la tradition séculaire, la soumission aux
autorités reconnues, et la libre pensée, l'esprit de doute, d'examen, qui
travaille à la lente et progressive émancipation de l'individu. Nous le
voyons se dessiner déjà dans la lutte entre Abélard3 et l'Eglise — laquelle,
il va sans dire, triomphe toujours, mais en reculant et réédifiant chaque fois
ses positions fort en deçà de ses lignes premières. Le dialogue reprend avec
Pascal contre Montaigne. Il n'y a pas d'échange de propos entre eux,
puisque Montaigne est mort lorsque Pascal commence à parler; mais c'est
pourtant à lui qu'il s'adresse — et pas seulement dans l'illustre entretien
avec M. de Sacy. C'est aux Essais de Montaigne que le livre des Pensées
s'oppose, et contre lequel, pourrait-on dire, il s'appuie. «Le sot projet qu'il
eut de se peindre», dit-il de Montaigne, sans pressentir que les passages des
Pensées où lui-même, Pascal, se peint et se livre, avec son angoisse et ses

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doutes, nous touchent aujourd'hui bien plus que l'exposé de sa
dogmatique4. Et de même ce que nous admirons en Bossuet, ce n'est pas le
théologien désuet, c'est l'art parfait de sa langue admirable, qui en fait un
des plus magnifiques écrivains de notre littérature: l'art sans lequel on ne le
lirait plus guère aujourd'hui. Cette forme, que lui-même estimait profane,
c'est cette forme grâce à laquelle il survit.

Dialogue sans cesse repris à travers les âges et plus ou moins dissimulé
du côté de la libre pensée, par prudence, cette «prudence des serpents»,
comme dit l'Ecriture, car le démon tentateur et émancipateur de l'esprit
parle de préférence à demi-voix; il insinue, tandis que le croyant proclame,
et Descartes prend pour devise larvatiis prodeo, «je m'avance masqué» —
ou mieux, c'est sous un masque que j'avance.

Et parfois l'une des deux voix l'emporte: au XVIIIe siècle, c'est celle de
la libre pensée, plus masquée5 du tout. Elle l'emporte au point d'entraîner,
comme nécessairement, un désolant tarissement du lyrisme. Mais
l'équilibre du dialogue, en France, n'est jamais bien longtemps rompu.
Avec Chateaubriand et Lamartine, le sentiment religieux, source du
lyrisme, resurgit magnifiquement. C'est le grand flot du romantisme. Et, si
Michelet et Hugo s'élèvent contre l'Eglise et les Eglises, c'est encore avec
un profond sentiment religieux.

Roulant de l'un à l'autre bord, le vaisseau de la culture française
s'avance et poursuit sa route hardie, fluctuai née mergilur 6 — il vogue et
ne sera pas submergé. 11 risquerait de l'être, il le serait, du jour où l'un des
deux interlocuteurs du dialogue l'emporterait définitivement sur l'autre et le
réduirait au silence, du jour où le navire verserait ou s'inclinerait tout d'un
côté. De nos jours, nous assistons à une prodigieuse éclosion d'écrivains
catholiques: après Huysmans et Léon Bloy7 Jammes, Péguy, Claudel,
Mauriac, Gabriel Marcel8, Bernanos, Maritain9... Mais sans parler d'un
Proust ou d'un Suarès, le massif et inébranlable Paul Valéry suffirait à les
balancer. Jamais l'esprit critique ne s'était plus magistralement exercé sur
les problèmes les plus divers et n'avait mieux su se prouver créateur. Or, je
me souviens du mot d'Oscar Wilde: «L'imagination imite; c'est l'esprit
critique qui crée», mot qui pourrait être de Baudelaire et que chaque artiste
aurait profit à méditer. (Il ne s'agit pas, il va sans dire, de la critique
d'autrui, mais de soi-même.) Car, parmi les multiples phantasmes10 que
l'imagination désordonnément1 ' nous propose, l'esprit critique doit choisir.
Tout dessin implique un choix — et c'est une école de dessin que j'admire
surtout en la France*...

ANDRÉ GIDE. I-'euillets d'Automne (1949)

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Примечания:

\. Намек на Мориса Барреса, писателя, по происхождению лотарингца, востор-
женно прославлявшего Лотарингию. 2. Lorsqu'elles sont adoptées. 3. Французский тео-
лог (1079 -1142), известный своей любовью к Элоизе. Его идеи были сочтены слиш-
ком дерзкими и осуждены церковью. 4. Раздел теологии, изучающий догмы. 5. Qui
n'est plus masquée. 6.Девиз Парижа: "Качается (па волнах), но не гонет" (лат.) 1. Ка-
толический писатель, автор многочисленных романов и памфлетов. 8 Современный
философ и драматург, один из главнейших представителей христианского экзистен-
циализма. 9. Современный философ-томист. 10. Видения, порождаемые воображени-
ем при некоторых психических заболеваниях. 11. Expression vieillie = d'une façon
désordonnée.

Вопросы:
  • Illustrez, à {'aide d'exemples tirés (lu chapitre iig. Pensée française, ce terme d'André
    Gide.

  • Expliquez cette expression un peu curieuse critique très pénétrant? Celte page ne
    rêvile-t-elle pai, en Gide, un critique très pénétrant?


XVIII. Новые голоса

LA FEMME ROMPUE

Féministe convaincue, auteur de l'inoubliable «Deuxième Sexe», Simone de
Beauvoir n'a cessé de militer pour que les femmes aient une vie indépendante,
personnelle, exercent un métier au lieu de se vouer entièrement aux tâches
conjugales et familiales. Autrement, gare à la catastrophe si, l'âge venant, le
mari a tendance à chercher une compagne plus jeune, ou si les enfants quittent
la maison. C'est la pitoyable aventure dont va être victime l'héroïne de «La
Femme rompue». Epouse depuis vingt-deux ans d'un médecin avec qui elle
forme un couple très uni, mère de deux filles dont l'une est mariée et l'autre en
Amérique, elle souffre de voir son mari consacrer de plus en plus de temps
à ses travaux de recherche et s'éloigner d'elle peu à peu. Une nuit où il est
rentré à une heure très tardive, elle le presse de questions.


J'ai demandé doucement:

«Dis-moi pourquoi tu rentres si tard?» Il n'a rien répondu.

«Vous avez bu? Joué au poker? Vous êtes sortis? Tu as oublié l'heure?»

Il continuait à se taire, avec une espèce d'insistance, en faisant tourner
son verre entre ses doigts. J'ai jeté au hasard des mots absurdes pour le
faire sortir de ses gonds et lui arracher une explication:

«Qu'est-ce qui se passe? Il y a une femme dans ta vie?» Sans me quitter
des yeux, il a dit:

«Oui, Monique, il y a une femme dans ma vie» . (Tout était bleu au-
dessus de notre tête et sous nos pieds; on apercevait à travers le détroit la
côte africaine. Il me serrait contre lui. «Si tu me trompais, je me tuerais.

— Si tu me trompais, je n'aurais pas besoin de me tuer. Je mourrais de
chagrin». Il y a quinze ans. Déjà? Qu'est-ce que quinze ans? Deux et deux
font quatre. Je t'aime, je n'aime que toi. La vérité est indestructible, le
temps n'y change rien.)

«Qui est-ce?
  • Noëllie Guérard.
  • Noëllie! Pourquoi?»

Il a haussé les épaules. Évidemment. Je connaissais la réponse: jolie,
brillante, aguicheuse. Le type de l'aventure sans conséquence et qui flatte
une homme. Avait-il besoin d'être flatté?

Il m'a souri:

«Je suis content que tu m'aies interrogé. Je détestais te mentir.

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— Depuis quand me mens-tu?»
Il a à peine hésité:

«Je t'ai menti à Mougins. Et depuis mon retour». Ça faisait cinq

semaines. Pensait-il à elle à Mougins?

«Tu as couché avec elle quand tu es resté seul à Paris?
  • Oui.
  • Tu la vois souvent?

— Oh! non! Tu sais bien que je travaille...»

J'ai demandé des précisions. Deux soirées et un après-midi depuis son
retour, je trouve que c'est souvent.

«Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue tout de suite?» Il m'a regardée
timidement et il m'a dit, avec du regret dans la voix: «Tu disais que tu
mourrais de chagrin...

— On dit ça.

J'ai eu envie de pleurer soudain: je n'en mourrais pas, c'était ça le plus
triste. A travers des vapeurs bleues nous regardions l'Afrique, au loin, et les
mots que nous prononcions n'étaient que des mots. Je me suis rejetée en
arrière. Le coup m'avait assommée. La stupeur me vidait la tête. Il me
fallait un délai pour comprendre ce qui m'arrivait.
«Dormons», ai-je dit.

La colère m'a réveillée de bonne heure. Comme il avait l'air innocent,
les cheveux embroussaillés au-dessus du front rajeuni par le sommeil! (Au
mois d'août, pendant mon absence, elle s'est réveillée à côté de lui: je
n'arrive pas à y croire! Pourquoi ai-je accompagné Colette à la montagne?
Elle n'y tenait même pas tellement, c'est moi qui ai insisté. Pendant cinq
semaines, il m'a menti! Ce soir nous avons fait un sérieux pas en avant). Et
il revenait de chez Noëllie. J'ai eu envie de le secouer, de l'insulter, de
crier. Je me suis dominée. J'ai laissé un mot sur mon oreiller: «A ce soir»,
certaine que mon absence l'atteindrait plus qu'aucun reproche; à l'absence,
on ne peut rien répondre. J'ai marché au hasard dans les rues, obsédée par
ces mots: «Il m'a menti». Des images me traversaient: le regard, le sourire
de Maurice posés sur Noëllie. Je les chassais. Il ne la regarde pas comme il
me regarde. Je ne voulais pas souffrir, je ne souffrais pas, mais la rancune
me suffoquait: «II m'a menti!» Je disais: «Je mourrais de chagrin»; oui,
mais il me le faisait dire. Il avait mis plus d'ardeur que moi à conclure notre
pacte: pas de compromis, pas de licence. Nous roulions sur la petite route
de Saint-Bertrand-de-Comminges et il me pressait: «Je te suffirai
toujours?» Il s'est emporté parce que je ne répondais pas avec assez de feu
(mais quelle réconciliation dans la chambre de la vieille auberge avec

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l'odeur des chèvrefeuilles qui entrait par la fenêtre! IL y a vingt ans: c'était
hier). Il m'a suffi, je n'ai vécu que pour lui. Et lui, pour un caprice, il a trahi
nos serments! Je me disais: « J'exigerai qu'il rompe, tout de suite...» J'ai été
chez Colette; toute la journée, je me suis occupée d'elle, mais intérieu-
rement je bouillonnais. Je suis revenue à la maison, épuisée. «Je vais exiger
qu'il rompe». Mais que signifie le mot «exigence» après toute une vie
d'amour et d'entente? Je n'ai jamais rien demandé pour moi que je ne
veuille aussi pour lui.

Il m'a prise dans ses bras d'un air un peu égaré. Il avait téléphoné
plusieurs fois chez Colette et personne n'avait répondu (pour qu'elle ne soit
pas dérangée j'avais bloqué la sonnerie). Il était fou d'inquiétude.

«Tu n'imaginais tout de même pas que j'allais me descendre?

— J'ai tout imaginé».

Son anxiété m'a été au cœur et je l'ai écouté sans hostilité. Bien sûr, il a
eu tort de rne mentir, mais il faut que je comprenne; la première hésitation
fait boule de neige: on n'ose plus avouer, parce qu'il faut avouer aussi qu'on
a menti. L'obstacle est encore plus infranchissable pour des gens qui
comme nous mettent si haut la sincérité. (Je le reconnais: avec quel
acharnement j'aurais menti pour dissimuler un mensonge.) Je n'ai jamais
fait sa part au mensonge. Les premiers mensonges de Lucienne et de
Colette i m'ont scié bras et jambes. J'ai eu du mal à admettre que tous les
enfants mentent à leur mère. Pas à moi ! Je ne suis pas une mère à qui on
ment; pas une femme à qui on ment. Orgueil imbécile. Toutes les femmes
se pensent différentes; toutes pensent que certaines choses ne peuvent pas
leur arriver, et elles se trompent toutes.

Simone de Beauvoir, La femme rompue