Курс французского языка в четырех томах

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Содержание


André siegfried.
Le serrurier
Georges duhamel.
Jean giono.
Un fonctionnaire peu zélé
Georges courtfljne.
Crainquebille et l'agent 64
Le ton de l'écrivain est évidemment satirique: mais l'ironie n'altère ici ni lavérité de la scène ni la vivacité du récit.
Anatole france.
Rivalité d'industriels
André maurois.
Pour une médecine humaniste
René leriche.
Pilote de liqne
A. de saint-exupéry.
L'homme de théâtre
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qualités proprement françaises. C'est ce que nous montre ANDRÉ SIEGFRIED,
à propos d'une industrie où la France a toujours brille' dans les -premiers
rangs: celle de l'automobile.

A la vérité, l'intelligence est plus nécessaire que jamais , mais elle se
concentre, non plus dans les opérations mécanisées de l'exécution, mais
dans la fabrication de l'outillage, dans sa mise en œuvre, dans l'organisation
du contrôle et d'une façon générale dans tout ce qui relève de l'organisation
de l'entreprise. Là encore une évolution d'immense portée est en cours: à la
période artisanale de la production a succédé, au XVIIe siècle, une période
proprement mécanique; nous entrons maintenant dans une période
nouvelle, qui n'est peut-être qu'une section de la précédente et qu'on
pourrait appeler l'âge administratif. Le rôle du technicien demeure toujours
aussi essentiel, mais dès l'instant que tout se fait par plan, c'est sous la

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forme supérieure de l'organisation que les progrès techniques se réalisent.
Il n'y a plus désormais d'industries vraiment efficaces que celles qui sont
fortement, scientifiquement organisées.

Comment, de ce point de vue, la France est-elle placée pour réussir?

S'agissant" de concevoir des plans, des plans conformes à la raison
(le système n'est-il pas qualifié de «rationalisation»)?, je ne vois dans
l'esprit français que des conditions de supériorité: la discipline classique,
qui nous habitue au sens des proportions, qui soumet les fantaisies de
l'intelligence à la règle proprement morale d'une méthode de pensée, doit
nous rendre capables de mettre sur pied des plans hardis et réalisables.
Ajoutons le goût de «la bonne ouvrage», ce qui veut dire travail bien fait,
comportant le souci du «fini»: il devrait en résulter une supériorité dans les
fabrications difficiles, demandant du soin, de l'élégance, de la perfection.
L'Américain est incomparable dans les inventions qui tendent à économiser
la main-d'œuvre. Dans l'invention tout court, l'expérience des dernières
années prouve que l'Europe ne demeure nullement en arrière.

Sans doute est-il de notoriété publique que la productivité1 américaine
est supérieure à la nôtre, mais pourquoi? Ce n'est pas affaire de supériorité
individuelle chez l'ouvrier d'outre-Atlantique, mais il bénéficie d'un
outillage plus développé, d'une organisation portant sur des masses plus
importantes. Nous pouvons retrouver l'avantage dans les qualités person-
nelles du travailleur (...). Le Français a besoin de se distinguer, de
manifester sa présence par une collaboration personnelle et, si possible,
reconnue comme telle. Il a, au plus haut degré, le sens du point d'honneur,
il souhaiterait signer son ouvrage: en faisant appel à de pareils sentiments
de sa part, on obtient tout de lui. Il y a là une précieuse indication. Quand il
se sent fier d'appartenir à une famille industrielle de production, quand il
entend montrer ce que cette famille industrielle est capable de faire, il n'est
pas de but, si haut placé soit-il, qu'il ne soit en mesure d'atteindre. Ainsi,
une fois encore, la personnalité reparaît, inséparable de tout problème
français*.

ANDRÉ SIEGFRIED. L'Automobile en France (1954).

Примечания:

1 В промышленности XX века. 2. Participe absolu: 57/ s'agit... Puisqu'il s'agit...
3. Производительность.

Вопросы:

* Montrez qu'aux yeux d'André Siegfried la nouvelle France rejoint ici l'ancienne.

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LE SERRURIER

le Français est personnel individualiste: on l'a mille fois reconnu. Il est donc
normal qu'il se soit plu à l'artisanat, c'est-à-dire à un travail qui ne réclame
aucune aide étrangère, où l'ouvrier confectionne tout seul le sabot, le fer
à cheval, le vêtement qu'on lui a commandé.


En vérité, l'artisanat attache profondément l'homme à son métier: il est tout
près de lui donner les mêmes satisfactions qu'à l'artiste. C'est ce que GEORGES
DUHAMEL a bien compris, lorsqu'il a magnifié son Chalifour, qui est beaucoup
plus qu'un simple ouvrier: un démiurge, un cy'dope. un créateur...


Chalifour était serrurier. Je l'ai connu dans mon enfance. C'était, disait-
on, un humble artisan de province. Pourquoi laisse-t-il dans ma mémoire le
souvenir d'un homme riche et puissant? Son image demeure à jamais, pour
moi, celle du «maître des métaux» (...)

Que j'aimais à le voir, avec son petit tablier de cuir noirci! Il saisissait
une barre de fer et ce fer devenait aussitôt sa chose. Il avait une façon à lui.
pleine d'amour et d'autorité, de manipuler l'objet de son travail. Ses mains
immenses touchaient tout avec un mélange de respect et d'audace; je les
admirais comme les sombres ouvrières d'une puissance souveraine. Entre
Chalifour et le dur métal, il semblait qu'un pacte eût été conclu, donnant
à l'homme toute domination sur la matière. On pouvait croire que des
serments avaient été échangés.

Je le revois activant d'un air pensif le soufflet secoué de sanglots et
surveillant le métal dont l'incandescence était comme transparente. Je le
revois à l'enclume: le marteau, manié avec force et délicatesse, obéissait
comme un démon soumis. Je le revois devant la machine à percer, lançant
le grand volant selon les exigences mesurées d'un rite. Je le revois surtout,
devant la .verrière fumeuse et inondée de clarté blême, considérant, avec
un fin sourire barbu de blanc1, la pièce de métal domptée, chargée d'une
mission et qui paraissait sa créature.

О vieil ouvrier, ô grand homme simple, comme tu étais riche et
enviable, toi qui n'aspirais qu'à une chose: bien faire ce que tu faisais
posséder intimement l'objet de ton labeur. Nul mieux que toi n'a connu le
fer lourd et obéissant; nul ne l'a, mieux que toi, pratiqué avec amour et
constance*.

GEORGES DUHAMEL. La Possession du Monde (1919)

Примечания:

1. У Шалифура была седая борода.

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Вопросы:

* Relevez les mots et expressions servant: 1) à dépeindre l'artisan au travail; 2) à le
présenter comme un personnage dont le pouvoir a quelque chose de surnaturel.


DU BEAU BLÉ

rendant longtemps, la France fut un pays essentiellement agricole: donc une
nation de paysans. Et aujourd'hui encore, le nombre des Français travaillant


à la terre reste considérable (37 pour 100 environ).

On trouvera, dans le texte ci-dessous, un bel exemple de l'attachement de la
race paysanne à ce blé, qui, pendant tant de siècles, a nourri tant de
générations de Français.


C'est bien six sacs qu'il y en a. On les voit d'ici. M. Astruc1 les a déjà
comptés. Il a vu qu'il y a déjà du monde qui regarde le blé. Il a déjà vu qu'il
n'y a pas encore les autres courtiers.
«Laissez passer, laissez passer.»

Son premier regard est pour le blé. Il en a tout de suite plein les yeux.

«Ça, alors!»

C'est lourd comme duplomb à fusil. C'est sain et doré, et propre comme
on ne fait plus propre; pas une ballet Rien que du grain: sec, solide, net
comme de l'eau du ruisseau. Il veut le toucher pour le sentir couler entre
ses doigts. C'est pas2 une chose qu'on voit tous les jours.

«Touchez pas3», dit l'homme.

M. Astruc le regarde.

«Touchez pas. Si c'est pour acheter, ça va bien. Mais si c'est pour
regarder, regardez avec les yeux.»

C'est pour acheter, mais il ne touche pas. Il comprend. Il serait comme
Ça, lui.

«Où tu as eu ça? — A Aubignane4

M. Astruc se penche encore sur la belle graine. On la voit qui gonfle la
toile des sacs. On la voit sans paille et sans poussière. Il ne dit rien, et
Personne ne dit rien, même pas celui qui est derrière les sacs et qui vend. Il
n'y a rien à dire C'est du beau blé et tout le monde le sait*.

«C'est pas battu à la machine?

— C'est battu avec ça», dit l'homme.

Il montre ses grandes mains qui sont blessées par le fléau5 et, comme il
les ouvre, ça fait craquer les croûtes6 et ça saigne. A côté de l'homme,

203

il y a une petite femme jeune et pas mal jolie, et toute cuite de soleil
comme une brique. Et elle regarde l'homme de bas en haut, toute contente.
Elle lui dit:

«Ferme ta main, ça saigne.» Et il ferme sa main.

«Alors?
  • Alors, je te le prends. C'est tout là?
  • Oui. J'en ai encore quatre sacs, mais c'est pour moi.
  • Qu'est-ce que tu veux en faire?
  • Du pain, pardi.
  • Donne-les, je te les prends aussi.
  • Non, je vous l'ai dit, je les garde.
  • Je t'en donne cent dix francs .
  • C'est pas plus?» demande un homme qui est là.

Celui de derrière les sacs a regardé la petite femme. Et il a fait un
sourire avec ses yeux et ses lèvres, et puis il a tourné sa ûgure vers
M. Astruc, sans le sourire, toute pareille à celle qu'il avait tout à l'heure
quand il a dit: «Touchez pas.»

«Je sais pas si c'est plus ou si c'est moins, mais, moi, j'en veux cent
trente.»

Le regard de M. Astruc s'est abaissé sur le blé. Puis il a dit:

«Bon, je le prends. »

Et, il ne l'a pas dit, il l'a gueulé8, parce que l'orgue des clievaux de bois
avait commencé de grogner: « Mais, les dix sacs, il a encore gueulé.

— Non, a crié l'homme. Ces six, et pas plus; les autres, je les garde, je
te l'ai dit. Ma femme aime le bon pain**.»

JEAN GIONO. Regain (1930)

Примечания:

1. Один из маклеров (посредников), скупавших у крестьян хлеб. Маклеры дейст -
вовали по поручению крупных хлеботорговцев и мукомолов. 2. Мякина, полова
3. Langage parlé populaire: suppression de ne. 4 Деревня в горной части Прованса
5. Цеп для обмолота зерна. 6. Здесь: струны, подсохшие корочки на ранах. 7. Действие
происходит перед Второй мировой войной. 8 Très familier pour crier 9. Рядом с хлеб-
ной ярмаркой устраивались балаганы и проходило народное гуляние

Вопросы:

* Comment s'exprime, dans tout ce passage, le respect des personnages et de l'auteur
pour
le blé?

** Étudiez le dialogue. Montrez ce qu'il a de spécifiquement paysan.

204

UN FONCTIONNAIRE PEU ZÉLÉ

(VERS 1890)

Les services publics occupent, en France, environ deux millions de personnes.

C'est assez dire la place des fonctionnaires dans la nation.

La satire que GEORGES COURTELINE a pu faire des employés de ministère dans

son fameux roman Messieurs les Ronds-de-Cuir, pour être actuellement un peu

démodée, n'en reste pas moins comme un document d'une saveur difficilement

oubliable...

Plus vaste qu'une halle et plus haut qu'une nef, le cabinet de M. de la
Hourmerie recevait, par trois croisées, le jour, douteux pourtant, de la cour
intérieure qu'emprisonnaient les quatre ailes de la Direction1. Derrière un
revêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennels et ronds
des notaires aisés de province, les murs disparaissaient des plinthes aux
cormches", et l'onctueux tapis qui couvrait le parquet d'un lit de mousse ras
tondu, le bûcher qui flambait clair en la cheminée, l'ample chancelière3
plongeaient, accotés, les pieds de M. de la Hourmerie, trahissaient les
goûts de bien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage. Lahrier
s'était avancé.

«Je vous demande pardon, monsieur, dit-il avec une déférence
souriante'; il y a deux heures que je suis ici et cet imbécile d'Ovide4 songe
seulement à m'avertir que vous m'avez fait demander».

Couché en avant sur sa' table, consultant une demande d'avis qu'il
écrasait de sa myopie, M. de la Hourmerie prit son temps. A la fin, mais
sans que pour cela il s'interrompît dans sa tâche:

«Vous n'êtes pas venu hier? dit-il négligemment.
  • Non, monsieur, répondit Lahrier.
  • Et pourquoi n'êtes-vous pas venu?»
    L'autre n'hésita pas:

«J'ai perdu mon beau-frère.»

Le chef, du coup, leva le nez:

«Encore!..»

Et l'employé, la main sur le sein gauche, protestant bruyamment de sa
sincérité:

«Non, pardon, voulez-vous me permettre?» s'exclama M. de la
Hourmerie. Rageur, il avait déposé près de lui la plume d'oie5 qui tout
à l'heure lui barrait les dents comme un mors. Il y eut un moment de
silence, la brusque accalmie, grosse d'angoisse, préludant à l'exercice
Périlleux d'un gymnaste.

205

Tout à coup:

«Alors, monsieur, c'est une affaire entendue? un parti pris de ne plus
mettre les pieds ici? A cette heure vous avez perdu votre beau-frère,
comme déjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vous
aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère
à Pâques!., sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines, et
autres parents éloignés que vous n'avez cessé de mettre en terre à raison
d'un au moins la semaine! Quel massacre! non, mais quel massacre! A-t-on
idée d'une famille pareille?.. Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite
sœur qui se marie deux fois l'an, ni de la grande qui accouche tous les trois
mois! Eh bien, monsieur, en voilà assez; que vous vous moquiez du monde,
soit! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l'administration
vous donne deux mille quatre cents francs6 pour que vous passiez votre vie
à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur les fonts baptismaux,
vous vous méprenez, j'ose le dire.»

II s'échauffait. Sur un mouvement de Lahrier il ébranla la table d'un
furieux coup de poing:

«Sacredié7 monsieur, oui ou non, voulez-vous me permettre de placer
un mot?»

Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l'écluse au flot amer de
ses rancunes:

«Vous êtes ici trois employés attachés à l'expédition : vous, M. Soupe et
M. Letondu. M. Soupe en est aujourd'hui à sa trente-septième année de
service, et il n'y a plus à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne
volonté. Quant à M. Letondu, c'est bien simple: il donne depuis quelques
mois des signes indéniables d'aliénation mentale. Alors, quoi? Car voilà
pourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur trois
expéditionnaires, l'un soit fou, le deuxième gâteux et le troisième à l'enter-
rement. Ça a l'air d'une plaisanterie; nous nageons en pleine opérette!.. Et
naïvement vous vous êtes fait à l'idée que les choses pouvaient continuer
de ce train?» Le doigt secoué dans l'air, il conclut:

«Non, monsieur! J'en suis las, moi, des enterrements, et des catastrophes
soudaines, et des ruptures d'anévrisme9 et des gouttes10 qui remontent au
cœur, et de toute cette turlupinade' ' dont on ne saurait dire si elle est plus
grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque! C'en est assez, vous
dis-je. Désormais, de deux choses l'une: la présence ou la démission
choisissez. Si c'est la démission, je l'accepte; je l'accepte, au nom du
ministre et à mes risques et périls, est-ce clair? Si c'est le contraire, vous
voudrez bien me faire le plaisir d'être ici chaque jour sur le coup d'onze

206

heures, à l'exemple de vos camarades, et ce à compter de demain, est-ce
clair? J'ajoute que le jour où la fatalité — cette fatalité odieuse qui vous
poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter — viendra vous frapper
de nouveau dans vos affections de famille, je vous ferai flanquer à 'la porte,
est-ce clair?»

D'un ton dégagé où perçait une légère pointe de persiflage:

«Parfaitement clair, dit Lahrier.

— A merveille, fit le chef; vous voilà prévenu*.»

GEORGES COURTFLJNE. Messiew.s les Ronds-de-Cuir(1893).
Примечания:


1. Департамент (управление) министерства. 2. Лепные карнизы. 3 Меховой мешок
или мешок, наполненный шерстью, куда опускали ноги, чтобы они не замерзли.
4 Имя курьера. 5. В то время писали уже преимущественно стальными перьями При-
верженность к гусиному перу свидетельствует о маниакальном характере персонажа
6. В год (действие происходит в начале 90-х гг. прошлого века). 7. Juron familier.
8. То есть занятых перепиской бумаг. 9. Разрыв расширившегося участка артерии,
в результате которого происходит внутреннее кровошлияние. 10 Подагра 11. Шугка
в дурном вкусе.

Вопросы:

* Relevez et étudiez les éléments comiques et satiriques contenus clans ce texte. Notez le
mélange
d'indignation et d'ironie chez le chef de service.

CRAINQUEBILLE ET L'AGENT 64

C'EST un petit métier, un des nombreux métiers de la rue que celui de «mar-
chand des quatre-saisons». Il a pourtant ses lettres de noblesse en littérature,
depuis qu'il a fourni à ANATOLE FRANCE le sujet d'un de ses contes les plus
populaires: L'Affaire Crainquebille.


Le ton de l'écrivain est évidemment satirique: mais l'ironie n'altère ici ni la
vérité de la scène ni la vivacité du récit.


Jérôme crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville,
poussant sa petite voiture et criant: «Des choux, des navets, des carottes!»
et, quand il avait des poireaux, il criait: «Bottes d'asperges!» parce que les
poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à l'heure de midi,
comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, cordonnière
A l'Ange gardien, sortit de sa boutique et s'approcha de la voiture
légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux:

207

«Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte?
  • Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.
  • Quinze sous, trois mauvais poireaux?»

Et elle rejette la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût.

C'est alors que l'agent 64 survint et dit à Crainquebille:

«Circulez!» '

Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir.

Un tel ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses.
Tout disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa
convenance.

«Faut encore que je choisisse la marchandise», répondit aigrement la
cordonnière.

Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda
celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme les
saintes, dans les tableaux d'église, pressent sur leur poitrine la palme
triomphale.

«Je vais vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut
que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas sur moi.»

Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où
une cliente, portant un enfant, l'avait précédée.

A ce moment, l'agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille:

«Circulez!
  • J'attends mon argent, répondit Crainquebille.
  • Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler».
    reprit l'agent avec fermeté.

Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus
à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes vertes
des poireaux reposaient sur le comptoir.

Depuis un demi-siècle qu'il poussait, sa voiture dans les rues.
Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l'autorité. Mais il se
trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un devoir et un
droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas que la jouissance
d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir un devoir social*. Il
considéra trop son droit qui était de recevoir quatorze sous, et il m
s'attacha pas assez à son devoir qui était de pousser sa voiture et d'aller plus
avant et toujours plus avant. Il demeura.

Pour la troisième fois, l'agent 64, tranquille et sans colère, lui donna
l'ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montanciel
qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l'agent 64 est sobre

208

d'avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien qu'un
peu sournois, c'est un excellent serviteur et loyal soldat. Le courage d'un
lion et la douceur d'un enfant. Il ne connaît que sa consigne**.
«Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler!»
Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à ses
yeux pour qu'il ne la crût pas suffisante. Il l'exposa simplement et sans art:
«Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent.»

ANATOLE FRANCE. Crainquebille (1901).

On devine la suite: le pauvre Crainquebille finira par tomber sous le coup d'outrages à
agent et passera en "correctionnelle", c"est-à-dire devant le tribunal de première instance
et sera condamné à quinze jours de prison.


Примечание:

1. Проходите (жаргон полицейских).
Вопросы:


* Expliquez cette distinction entre le droit individuel et le devoir social. Dans quelle
mesure et dans quelles circonstances le premier doit-il s'incliner devant les exigences du
second?


** En quoi consiste, ici, la satire? Et, plus généralement, comment s'exprime iitoaie de
l'auteur dans tout ce récit?
Certains tours dénotent un écrivain raffiné. Montrez que
cependant Anatole France a su rendre le langage du peuple.


RIVALITÉ D'INDUSTRIELS

Si l'industrie française, pour faire face à la concurrence étrangère, a souvent
dû, de nos jours, se constituer en trusts et en cartels, elle fut longtemps dirigée
par des hommes qui entendaient rester maîtres de. leur affaire et qui la.
géraient comme un bien strictement personnel, ou, tout au plus, familial. C'est
ce type de patrons qu'ANDRÉ MAUROIS, lui-même fils de drapiers d'Elbeuf, a fait
revivre, non sans humour, dans son roman Bernard Quesnay.


M. Achille, vieillard de soixante-douze ans, et fort riche, faisait de
l'industrie comme les vieux Anglais font du golf, avec dévotion. A la
question de son petit-fils: «Pourquoi passer une vie brève à fabriquer des
tissus?» il aurait sans doute répondu: «Pourquoi vivre si l'on n'en fabrique
pas?» Mais toute conversation qui ne traitait pas de la technique de son
métier n'était pour lui qu'un bruit négligeable.

209

Descendant de fermiers qui s'étaient faits tisseurs au temps du premier
Empire, M. Achille gardait de cette origine paysanne un besoin violent de
travail et une méfiance incroyable. Ses maximes étonnaient par un mépris
sauvage des hommes. Il disait: «Toute affaire que l'on me propose est
mauvaise, car si elle était bonne on ne me la proposerait pas». 11 disait
aussi: «Tout ce qu'on ne fait pas soi-même n'est jamais fait». «Tous les
renseignements sont faux.»

La brutalité de ses réponses épouvantait les courtiers en laine, dont les
mains tremblaient en ouvrant devant lui leurs paquets bleus. Il ne croyait
pas que l'amabilité et la solvabilité fussent des vertus compatibles. A client
flatteur il coupait le crédit. Avec les étrangers, qu'il appelait des
«exotiques», sans distinguer d'ailleurs les Européens des Canaques, il se
refusait à tout commerce.

Comme tous les grands mystiques, M. Achille menait une vie austère.
Le luxe était à ses yeux le premier des signes de l'indigence. Dans les
femmes, il ne voyait que les tissus dont elles s'enveloppaient. Dans sa
bouche, le: «Je tâte votre habit, l'étoffé en est moelleuse»1, eût été naïf et
sans arrière-pensée. Privé du cliquetis de ses métiers, il dépérissait aussitôt.
Il ne vieillissait que le dimanche, et des vacances l'auraient tué. Ses deux
seules passions étaient l'amour des «affaires» et la haine qu'il portait à M.
Pascal Bouchet, son confrère et concurrent*.

Les hauts toits rouges des usines Quesnay dominaient le bourg de Pont-
de-1'Eure, comme une forteresse le pays qu'elle protège. A Louviers, petite
ville distante seulement de quelques lieues, les usines Pascal Bouchet
alignaient au bord de l'Eure leurs nefs râblées et tortueuses.

En face de l'industrie impériale des cartels allemands, cette industrie
française d'avant-guerre demeurait féodale et belliqueuse. De leurs
châtea.ux forts voisins, les deux fabricants de la Vallée se faisaient une
guerre de tarifs et la souhaitaient meurtrière.

Un négociant qui disait à M. Achille: «Bouchet vend moins cher», lui
faisait aussitôt baisser ses prix. Un contremaître de M. Pascal qui
annonçait: «On me demande chez Quesnay», était augmenté à la fin du
mois. Cette lutte coûtait cher aux deux maisons ennemies. Mais M. Pascal
Bouchet, semblable en cela à M. Achille, considérait l'industrie comme un
sport guerrier et ne parlait qu'avec orgueil des coups reçus dans les
campagnes saisonnières.

«Pascal!., disait M. Achille, après chaque inventaire... Pascal est un fou
qui se ruinera en deux ans.» II le disait depuis trente-cinq ans**.

ANDRÉ MAUROIS. Bernard Çuesnay (1926).
210 ,

Примечания:

1. Это слова Тартюфа, обращенные к Эльмире ("Тартюф" Мольера).

Вопросы:

* Étudiez la psychologie d'Achille Quesnay. Montrez quels ravages la déformation
professionnelle a opérés clans son esprit.

** Sur quel ton l'auteur présente-t-il ses personnages? Relevez les nombreuses traces
d'ironie contenues dans ce texte.

POUR UNE MÉDECINE HUMANISTE

RENÉLERICHE (1881-1955), fondateur de la Chirurgie physiologique, a été l'un
des plus grands praticiens de son temps. Mais il ne s'est pas appliqué
seulement à perfectionner la qualité scientifique et technique de son art.
N'oubliant jamais que l'homme est un «être de sentiment autant qu'œuvre de
chair», 17 a voulu conserver à la médecine et à la chirurgie un caractère
profondément humain.


Pour ne pas se laisser aller à oublier l'intérêt du malade, pour ne pas
dépasser ce qui lui est permis, il faut que la chirurgie conserve le souci de
l'humain, le chirurgien demeurant le serviteur compréhensif et respectueux
de l'homme malade. Tout chirurgien doit avoir le sentiment profond du
respect dû par chacun de nous à la personne humaine.

Présence de l'homme dans la chirurgie, pourrait-on dire.

J'ai cherché un mot pour désigner ce que je voulais exprimer ainsi (...).
Celui d'humanisme s'est imposé à moi; humanisme: élan de l'homme vers
l'homme, souci de 1 individuel, recherche de chacun dans sa vente.

Je sais bien que dans la tradition de l'école, le mot d'humanisme a une
tout autre signification et ne devrait s'entendre que d'une attitude voulue de
l'intelligence. Mais, de nos jours mêmes, au terme d'une longue méditation,
la conception humaniste s'est affirmée plus large que jamais. Elle prend
désormais pour objet l'homme tout entier, l'homme individu, dans les
œuvres de son esprit, dans les mouvements de son intelligence et de son
cœur, dans ses inquiétudes, ses espoirs, ses désespérances, dans son
aspiration faustienne' à la vie. C'est donc bien un courant de pensée que
l'on peut faire passer au travers de la chirurgie.

En fait, cet humanisme, c'est celui que tout médecin sent s'éveiller en lui
au contact de la souffrance et de la misère des hommes.

211

C'est lui qui permet au chirurgien d'être proche du malade tourmenté,
proche sans effort, sans mot appris dès que la maladie fait affleurer ce
tréfonds de vie secrète où la psychanalyse a trouvé matière à tant
d'explorations révélatrices. C'est lui seul qui peut maintenir la chirurgie
dans sa ligne droite, car il est la seule éthique3 qui puisse fixer, pour
chacun de nous, la limite des droits et l'étendue des devoirs.

Malheureusement, nos facultés de médecine ne s'en inquiètent guère.
Elles n'enseignent pas cette science de l'homme total (...). Sans doute,
à l'hôpital, chaque jour, des maîtres de haute conscience prêchent
l'humanisme par leur exemple. Mais le cadre de leurs leçons vécues est
parfois tellement inhumain que l'idée se dilue. Dans nos hôpitaux, tout
choque l'humanisme: la promiscuité des corps, la violation des intimités
secrètes, l'impudeur des voisinages, le contact permanent avec la
soufftance, l'indifférence devant la mort.

Aussi peut-on aborder la chirurgie sans en avoir compris la valeur
humaine, sans être moralement préparé à ce qu'elle impose. Et c'est là d'où
vient le danger.

Sans doute, les médecins sont généralement imprégnés de cette culture
classique qui aide tant à comprendre l'homme, mais à l'âge où il est mis en
contact avec la pensée antique, le futur médecin est trop jeune pour en
saisir la signification réelle. Et c'est plus tard, de lui-même, que, sensible à
la misère des hommes, le médecin trouve au lit du malade le sens véritable
de sa profession. Certes, la plupart des médecins sont des humanistes, mais
peut-être serait-il bon qu'on ne laisse pas attendre à chacun d'eux les
messages de l'expérience.

C'est pourquoi il y a lieu de dire les devoirs que la pensée humaniste
impose aux chirurgiens, pour que la chirurgie soit vraiment à la mesure de
l'homme*.

RENÉ LERICHE. La Philosophie de la Chirurgie (1951).
Примечания:


1 В фаустовском гepoe средневековой легенды, на основе которой Гете написал своего
"Фауста" 2. Выхолит на поверхность эгих таинственных глубин 3. Единственная мораль

Вопросы:

* D après cette page montrez que la médecine est une éthique non moins qu'une science.
212

PILOTE DE LIQNE

Tout le monde connaît le nom de Blériot, de Guynemer, de Pelletier d'Oisy, de
Mermoz, de Clostermann, de tous les aviateurs enfin que des raids
spectaculaires ou des services de guerre éclatants ont placés en vedette. Mais il
est d'autres pilotes, ceux qui se consacrent au transport des voyageurs ou du
courrier, dont la vie, pourtant si souvent mise en péril, est ignorée du grand
public.


C'est pour ces héros méconnus que SAINT-EXUPÉRY, avant de disparaître au
cours d'une reconnaissance, en 1944, a écrit ses fameux romans Vol de Nuit et
Terre des Hommes.


La femme du pilote, réveillée par le téléphone, regarda son mari et
pensa:

«Je le laisse dormir encore un peu».

Elle admirait cette poitrine nue, bien carénée1, elle pensait à un beau
navire.

Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien
n'agitât son sommeil, elle effaçait du doigt ce pli, cette ombre, cette houle2,
elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.

Il ouvrit les yeux.

«Quelle heure est-il?
  • Minuit.
  • Quel temps fait-il?
  • Je ne sais pas...»

II se leva. Il marchait lentement vers la fenêtre en s'étirant.
«Je n'aurai pas très froid. Quelle est la direction du vent?

— Comment veux-tu que je sache...»
Il se pencha:

«Sud. C'est très bien. Ça tient au moins jusqu'au Brésil.»

Il remarqua la lune et se connut riche*. Puis ses yeux descendirent sur
la ville. Il ne la jugea ni douée, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait déjà
s'écouler le sable vain de ses lumières3.

«A quoi penses-tu?»

Il pensait à la brume possible du côté de Porto Alegre.

« J'ai ma tactique. Je sais par où faire le tour... »

II s'inclinait toujours. Il respirait profondément, comme avant de se
jeter, nu, dans la mer.

«Tu n'es même pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?» Huit, dix
jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi?

213

Ces plaines, сes villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il,
à leur conquête, II pensait aussi qu'avant une heure il posséderait et
rejetterait Buenos Aires4

Il sourit:

«Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la nuit. On tire
sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard on renverse le
paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.» Elle pensait
à tout ce qu'il faut rejeter pour conquérir**.

«Tu n'aimes pas ta maison?

— J'aime ma maison...»

Mais déjà sa femme le savait en marche. Ces larges épaules pesaient
déjà contre le ciel.

Elle le lui montra.

«Tu as beau temps, ta route est pavée d'étoiles.»

Il rit:

«Oui.»

Elle posa la main sur cette épaule et s'émut de la sentir tiède: cette chair
était donc menacée?..
«Tu es très fort, mais sois prudent!

— Prudent, bien sûr...»
Il rit encore.

Il s'habillait. Pour cette fête, il choisissait les étoffes les plus rudes, les
cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il devenait lourd,
plus elle l'admirait.

Elle-même bouclait cette ceinture, tirait ces bottes.

«Ces bottes me gênent.
  • Voilà les autres.
  • Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours.»

Elle le regardait. Elle réparait elle-même le dernier défaut dans l'armure:
tout s'ajustait bien.
«Tu es très beau.»

Elle l'aperçut qui se peignait soigneusement.
«C'est pour les étoiles?
  • C'est pour ne pas me sentir vieux.
  • Je suis jalouse...»

Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vêtements. Puis
il la souleva à bras tendus, comme on soulève une petite fille, et, riant
toujours, la coucha:

«Dors!»

214

Et fermant la porte derrière lui, il fit dans la rue, au milieu de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquête.

Elle restait là. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette douceur,
qui n'étaient pour lui qu'un fond de mer***.

A. DE SAINT-EXUPÉRY. Vol de Nuit (1932).
Примечания:


1. Обтекаемой формы, как корпус корабля. 2. Морщины на простыне сравнивают-
ся с зыбью на море. 3. Огни города исчезнут из его глаз, когда он взлетит (фраза по-
строена на фразеологическом обороте avoir du sable dans les yeux). 4. Будет обладать
городом сверху, а затем вновь оставит его, взлетев.

Вопросы:

* Expliquez pourquoi.

** Qu'y a-t-il de sain, de tonique, dans cette formule?

*** Comment s'exprime, dans cette page, la tendresse de l'épouse?

L'HOMME DE THÉÂTRE

Pour mériter le beau nom d'homme de théâtre, il ne suffit pas d'être acteur ou
metteur en scène ou directeur de troupe. Il faut être tout cela à la fois, et même
un peu plus, accessoiriste ou costumier, par exemple, si le besoin s'en fait
sentir. En un mot, il faut, comme un Molière jadis, comme un Dullin ou un
Jouvet hier, comme un JEAN-LOUIS BARRAULT aujourd'hui, «servir avec le même
amour toutes les professions, tous les corps de métier, et même toutes les